En 1958, Mao Zedong entreprit une vaste campagne de chasse aux moineaux pour en débarrasser la Chine, les accusant de voler aux hommes 25 000 tonnes de grains de riz par an. En observant alors le mode de vie de ces oiseaux, on s’aperçut qu’ils ne pouvaient, sous peine d’épuisement, voler plus de deux heures et demie d’affilée. Il fut donc décidé que pendant trois jours, jeunes et vieillards, hommes et femmes, sortiraient dans la rue et dans les champs, armés de drapeaux, de gongs et de lance-pierres, pour détruire les nids, casser les œufs et empêcher les oiseaux de se poser. Dix millions d’oiseaux périrent lors de cet épisode… qui eut finalement l’effet contraire à celui escompté : l’année suivante, les insectes, dépourvus de prédateurs, détruisirent la quasi-totalité des récoltes.
Ce moment historique plutôt méconnu condense à lui seul les enjeux de la disparition des moineaux, dont la population a chuté de 95 % en trente ans. Avec Le projet Moineaux, Éléonore Saintagnan s’attache à créer une sorte de rituel carnavalesque destiné à expier nos fautes humaines passées, et à rappeler, à travers un projet de recherche, les liens d’interdépendance entre les hommes et les moineaux.
Un film mêlera des images tournées en couleurs et des archives en noir et blanc, reconstituant notamment la campagne de Mao Zedong. Cette fable cruelle nous parle de la folie des hommes, cet exemple d’extermination étant particulièrement saisissant. Bien que lointain, cet événement n’en résonne pas moins avec notre époque, qui voit la disparition progressive et inquiétante des oiseaux et de la biodiversité en général. L’artiste agira aussi concrètement pour la préservation des moineaux en initiant la réalisation collective d’œuvres et de nichoirs dans l’espace public, et la mobilisation de jeunes et d’artistes en lien avec des associations et des scientifiques, favorisant la réintroduction de l’espèce en ville.
Décrivez-nous votre environnement actuel, comment vivez-vous cette ère de covid-19 et quelle est son influence sur votre démarche artistique ?
Je suis en Belgique, à Bruxelles. Ici le confinement est moins strict qu’en France. Je dois faire l’école à la maison pour Edgar, mon fils de 7 ans, ce qui me laisse beaucoup moins de temps que d’habitude pour travailler. Les expos et les workshops prévus ont été reportés à l’année prochaine. L’atelier de céramique où je vais habituellement est fermé. Du coup, j’ai dû m’adapter, j’avance sur d’autres choses. Je travaillais déjà pas mal avec mon fils auparavant, mais là, encore plus : on fait des pièces en papier mâché, on filme les oiseaux qui viennent sur la terrasse (la semaine dernière ils venaient chercher des matériaux pour faire leurs nids). J’écris quand je trouve le temps, je lis… Pour le projet Moineaux, j’ai imaginé ce que pouvaient être des paroles de chansons anti-moineaux, et je les ai envoyées à Gabriel Mattei, qui est compositeur. Il les a mises en musique. Des amis musiciens m’envoient leurs interprétations et on avance ainsi, à distance, en attendant le jour où on pourra tous se regrouper pour jouer ensemble. Voici l’une des chansons:
Petit bec de moineau
Pique trois petits grains de blé
Petit bec de moineau
Pique trois petits grains de riz
Vole, moineau, vole,
Moineau vole au vent
Vole, moineau, vole,
Moineau vole aux gens
Petits becs par millions
Picorent les champs du pays
Petits becs par millions
Menacent de pénurie
Vole, moineau, vole,
Moineau vole au vent
Vole, moineau, vole,
Moineau vole aux gens
Petit bec de vermine
Écrase avec ton bâton
Sur ta casserole tambourine
Et chante cette chanson
Vole, moineau, vole,
Moineau vole au vent
Vole, moineau, vole,
Moineau vole aux gens
Petit bec de moineau
Demain sera bien fermé
Et dans nos jolis fourneaux
Plein de petits pains dorés!
Dors, moineau, dors,
Tu dors pour longtemps
Dors, moineau, dors,
Et chantent les gens
Quel est votre premier rapport sensible avec le vivant ?
Cette colonie de moineaux qui vit sur ma terrasse est la première chose que je vois le matin, en prenant mon petit déjeuner. Je les nourris, c’est mon « espèce compagne » à moi, pour reprendre les termes de Donna Harraway. J’aime beaucoup cette idée d’apprivoiser des animaux sans leur ôter leur liberté. En ce moment, il y a aussi un accenteur mouchet, un pigeon ramier et deux merles, un mâle et une femelle, qui chantent à tue-tête, c’est très beau.
Comment est né le projet moineaux ?
Le projet est né d’une corrélation entre mon travail de céramique et mon intérêt pour l’éthologie.
Après avoir fait une série de pots de très grande taille que je considère comme des sculptures, et que j’ai exposées au centre d’art de la Criée à Rennes cet hiver, j’avais envie de faire des pièces en céramique qui s’accrochent aux murs comme des tableaux. Une des propriétés de la céramique est qu’elle éclate à la cuisson si elle est trop épaisse ou si elle contient des vides ; les formes doivent donc être creuses, avec un trou pour que l’air s’en échappe. En gros, les caractéristiques des nichoirs sont les mêmes : des formes creuses avec un trou d’envol. Cela m’a donc paru tout naturel de faire des sculptures qui puissent servir de nichoirs. Pour inciter les oiseaux à y faire leur nid, il suffit de les placer sur des murs orientés vers l’est ou l’ouest, assez haut pour que les chats n’y aient pas accès, et d’adapter la taille du trou à l’espèce d’oiseau qui est déjà présente sur le site.
Mon intérêt pour l’éthologie a commencé par ma rencontre avec Vinciane Despret à Sciences-Po, alors que je suivais le master de Bruno Latour. Je me suis mise alors à lire les écrits d’éthologues comme Konrad Lorenz ou Frans de Waal. Mon projet de nichoirs m’a rapprochée d’ornithologues bruxellois qui travaillent sur le manque d’habitat pour les oiseaux, notamment les martinets et les moineaux. Quand j’ai dit à Erik Étienne, qui dirige le groupe Moineaux à Bruxelles, que j’étais vidéaste, et qu’une colonie de moineaux vivait sur ma terrasse, il m’a dit « Bon, alors tu vas faire partie du GTM Images, le Groupe de Travail sur les Moineaux qui s’occupe d’alimenter notre banque de données en images. Ces images nous servent à faire des recherches scientifiques sur les moineaux, et à faire des kits pédagogiques pour informer la population sur la nécessité de protéger cette espèce en voie de disparition, de les nourrir et de leur construire des nichoirs. » Voilà comment je me suis retrouvée à nourrir et à filmer cette colonie de moineaux, et à lire tout ce que je trouvais sur ces petites bêtes qui ont toujours vécu aux côtés des hommes.
En 2015, vous réalisiez Les Bêtes sauvages sur les perruches vertes de Bruxelles, parlez-nous de votre intérêt pour les oiseaux ?
À l’époque je ne m’intéressais pas particulièrement aux oiseaux. Nous avions un projet de film, Grégoire Motte et moi, sur les animaux férals, c’est-à-dire qui ont été domestiqués puis relâchés dans la nature. Découvrir des perruches vertes à Bruxelles où on venait de s’installer, c’était une surprise ! Elles sont apparues devant nos yeux avec leur plumes vert fluo, alors on a mené l’enquête… Elles ont été amenées là dans les années 80 par des personnes qui ne se rendaient absolument pas compte de l’impact que leur geste pourrait avoir sur la biodiversité. J’ai rencontré Guy Florizoone, le propriétaire du Méli Park, qui en 1974, avait lâché une soixantaine de perroquets de toutes les couleurs pour « égayer le ciel gris de Bruxelles » qui surplombait les têtes des visiteurs de son parc d’attractions. Seules les perruches vertes ont survécu, et elles se sont même reproduites à une vitesse folle. Bien qu’il se dédouane en disant qu’il n’est sûrement pas le seul à l’origine de cette invasion de perruches, il reconnaît que l’expérience a été une énorme erreur sur le plan éthique. À l’époque, on n’avait pas encore la conscience écologique qu’on a aujourd’hui.
Il se trouve que la présence massive de ces perruches vertes à collier est encore une autre raison du manque d’habitat pour les espèces endémiques, dont les moineaux font partie. Il y a donc effectivement un lien. Mais si je m’intéresse aux moineaux, c’est dans une perspective plus large qui englobe de manière générale les relations des hommes avec les animaux. Ce sujet est soudain devenu d’actualité avec la pandémie de Covid-19, qui serait due à une trop grande proximité avec certains animaux sauvages. Depuis une dizaine d’années, je m’intéresse à la place des animaux dans la vie des hommes. Au Moyen-Âge, ils étaient considérés comme des êtres de la cité à part entière. Ils avaient le même statut juridique que les humains. Quand l’un d’entre eux commettait un meurtre ou un vol, il arrivait qu’il soit convoqué au tribunal, pour un jugement dans lequel il était représenté par un avocat (qu’on appelait alors un défenseur), tout comme n’importe quel être humain. Puis il est passé avec les Lumières, au statut d’objet, et aujourd’hui, alors qu’on fait de plus en plus de découvertes fascinantes sur l’intelligence animale, on est en train de reconsidérer son statut.
L’Histoire et les images d’archive sont un aspect récurrent dans votre travail.
J’ai fait des études de cinéma documentaire. Le monde dans lequel nous vivons – ses absurdités particulièrement – est ma première source d’inspiration. L’histoire permet de comprendre un peu mieux les choses, d’expliquer les comportements de ces drôles d’animaux que sont les humains.
En 2018, j’ai fait un film qui s’appelle Une fille de Ouessant et qui parle de cette île bretonne où, jusque dans les années 60, ne vivaient presque que des femmes. J’étais allée sur cette île en 2014 pour une résidence dans le sémaphore du Créac’h, où j’avais tourné des images en vidéo. Ce n’est que deux ans plus tard, en entremêlant ces images avec des archives en noir et blanc trouvées sur le site de la Cinémathèque de Bretagne, que j’ai construit le fil qui tient le film. Mon histoire personnelle, celle du deuil impossible de mon père, a trouvé sa place à travers le récit d’un deuil collectif, celui de tous les marins disparus en mer dont les femmes de Ouessant, toujours vêtues de noir, hantées par des fantômes, attendaient des nouvelles en veillant, la nuit, des petites croix de cire à la place des corps.
Avec internet, l’archive est devenue un matériau facilement accessible.
Nous avons utilisé beaucoup d’archives issues du web pour Les Bêtes sauvages, qui raconte une autre époque et d’autres lieux, où nous ne pouvions pas nous rendre.
Pour le projet Moineaux, je souhaite réaliser un film qui s’appuiera sur des images d’archives de la révolution culturelle chinoise. Mon idée est de rejouer les scènes filmées dans ces archives, ici et maintenant, sans situer l’action précisément dans l’espace ou dans le temps.
Cependant, je souhaite garder quelques images d’archives en noir et blanc. Il s’agit des plans d’oiseaux morts. D’une part, parce que nous n’allons pas massacrer des dizaines de milliers d’oiseaux pendant le tournage, et d’autre part, pour montrer que cette histoire qui ressemble à une fable n’en est pas une, qu’il s’agit d’une histoire vraie. Mon intention n’est pas de parler de la Chine de Mao ni d’un temps révolu, mais de parler de la folie des hommes qui peut ressurgir – et a déjà surgi – n’importe où ailleurs.
Quel est votre engagement environnemental en tant qu’artiste et citoyenne ?
À titre personnel comme dans mon travail, j’essaye d’avoir le comportement le plus éco-responsable possible.
Quand je fais de la céramique, je n’utilise plus aucun produit toxique. La cuisson dégage des fumées, c’est inévitable, j’essaye de ne pas en abuser, de cuire en monocuisson dès que possible.
Pour mon exposition à la Criée, au lieu de construire des black rooms avec des cimaises pour projeter les vidéos, nous avons fabriqué des cabanes à partir de matériaux recyclés et trouvés sur place : chutes de bois des expositions passées, cagettes du marché, écorces de châtaignier récupérées chez un producteur local. C’est étrange parce que beaucoup de gens ont vu dans ces constructions précaires, des huttes africaines, alors qu’elles étaient plutôt inspirées des loges traditionnelles de feuillardiers bretons.
En règle générale, j’essaye de fabriquer les choses moi-même, cela m’apprend des savoir-faire et m’apporte une véritable satisfaction. À la maison, j’ai un compost et un potager de quartier, et je n’ai pas de voiture… mais je suis bien consciente que ces petites habitudes ne suffiront pas à régler le problème et qu’il faudrait, pour sauver la biodiversité, des décisions politiques fortes. J’espère que mes films permettent d’aborder ces problèmes avec le public, notamment les jeunes générations.
Comment imaginez-vous le monde qui vient ?
Autant j’aime fouiller le passé, autant je ne suis pas très douée pour prédire l’avenir. On vit aujourd’hui des choses qui étaient inimaginables il y a six mois, alors on peut imaginer que tout est possible.
Image à la une : Chasse aux moineaux pratiquée par les étudiants de l’Ecole normale supérieure de Pékin (Chine). © Roger-Viollet