Codex Amphibia (2016) est une commande musicale de Césaré, Centre nationale e création musicale de Reims. La seconde phase du projet, en 2018, a reçu la bourse “Investissements d’Avenir” de l’Agence nationale de la recherche.

Thomas Tilly, musicien, utilise le microphone et le haut-parleur comme principaux instruments de création. Centré sur l’étude de l’environnement sonore et sa confrontation avec l’espace dans lequel il existe, son travail emprunte autant à la recherche musicale expérimentale que scientifique. Antoine Fouquet est chercheur au CNRS à Toulouse. Ses recherches concernent principalement la diversité et l’évolution des amphibiens d’Amazonie.

 

Par Anne de Malleray

 

Au tout début de la petite saison des pluies, dans la forêt de la réserve naturelle de Kaw-Roura, près de Cayenne, en Guyane, il est possible de s’exposer à un phénomène que les biologistes appellent « reproduction explosive ». Pendant quelques heures, des centaines de milliers de grenouilles, attirées par un faisceau de signaux encore mystérieux, se regroupent dans la même mare pour une orgie sexuelle frénétique sous une pluie diluvienne.

Le son peut atteindre 100 dB (le niveau sonore maximal autorisé pour les concerts de musique amplifiée en France est de 105 dB). S’exposer à ce phénomène sonore intense vient, pour Antoine Fouquet, spécialiste des amphibiens chargé de recherche au CNRS, du désir de lever le mystère à l’origine de ce rassemblement observable dans toute l’Amazonie, dont l’un des éléments déclencheurs pourrait être de nature acoustique. Pour Thomas Tilly, musicien, la complexité des mondes sonores interspécifiques qui se rencontrent lors des « reproductions explosives » offre un lieu d’exploration des langages non humains. Il en propose une interprétation en forme de composition musicale organique et électronique, Codex Amphibia (an interpretation of the explosive breeding phenomenon),mêlant phonographies — enregistrements sonores de terrain non retouchés1 — et sons électroniques. Avant de repartir dans la forêt en décembre dernier, ils ont établi un protocole d’étude commun pour nourrir leurs recherches croisées, scientifique et musicale.

 

Écoutez-vous la même chose lorsque vous êtes ensemble sur le terrain ?

Antoine Fouquet : Je ne pense pas. Je crois que Thomas est attentif à une ambiance sonore générale, alors que j’ai une écoute beaucoup plus analytique car je cherche à identifier chaque espèce et à localiser les individus.

 

Comment peut-on identifier acoustiquement une espèce ? Chacune a-t-elle une sorte de signature sonore qui lui est propre ?

AF : Oui, on peut le dire comme ça. L’acoustique permet de différencier clairement les espèces entre elles. En général, leschants sont assez stéréotypés, à la fois en termes de rythme et de structure spectrale (aigu-grave). En taxonomie intégrative, pour identifier les espèces non encore décrites, on croise des données génétiques, morphologiques et acoustiques. Les données acoustiques sont souvent bien plus informatives que les données morphologiques pour distinguer des espèces proches les unes des autres.

 

Thomas Tilly : L’enjeu est pour moi de rester sur une frontière assez mince entre deux formes d’écoute : l’une analytique, l’autre purement esthétique. En passant du temps avec Antoine, j’apprends à identifier les espèces et me surprends parfois à glisser dans une écoute à mon sens trop analytique. Je me dois donc de recadrer constamment mon rapport à ces environnements. J’essaie de penser le son en termes de coopération, de réseaux, de plans, de distances. Nos manières d’écouter sont toujours très marquées culturellement. Dans les « explosives », ce qui m’intéresse particulièrement est que ce mur de son produit par des grenouilles va totalement à l’encontre de ce qu’on attend d’un environnement « naturel », de cette image d’harmonie et de beauté que nous associons à la nature. Les « explosives » sont un déséquilibre, une rupture brutale de l’ordre des choses, plus proches du concert de noise que d’un quelconque orchestre animal…

 

AF : Quand on a vécu une « explosive », je crois que c’est inoubliable. C’est une expérience très spectaculaire, acoustiquement, mais aussi visuellement. Il y a des grenouilles qui sautent dans tous les sens, et même sur les micros pendant nos prises de son… C’est extrêmement bref et donc difficile à observer et à étudier. C’est sans doute la raison pour laquelle ce phénomène est mal compris. En plus, lesconditions peuvent être relativement hostiles, pour nous comme pour le matériel. Il faut évoluer en forêt tropicale, souvent sous des trombes d’eau. Mais quand on est au bon endroit au bon moment, on fait facilement abstraction de nos vêtements détrempés.

 

Est-ce que vous pouvez nous décrire le déroulement d’une « explosive » et ce que l’on peut en percevoir accoustiquement ?

TT : Des milliers voire centaines de milliers de grenouilles terrestres et arboricoles se regroupent sur des mares temporaires, en forêt, au terme de plusieurs jours de pluie. Nous connaissons très mal les différentes phases de la pré-explosion, mais le pic du phénomène, ce que l’on appelle à proprement parler l’explosive, ne dure que quelques heures et génère un niveau acoustique avoisinant les 100 dB. La très grande majorité des espèces peuplant les explosives ont des chants dont les fréquences dominantes se situent entre 3500 et 4200 Hz, ce mur de son est donc situé dans une tranche aiguë du spectre. L’effet produit sur l’oreille est très singulier, comme un brouillage, un grésillement très fin, peuplé d’effets stéréophoniques très rapides. Un phénomène acoustique possiblement dérangeant, l’oreille humaine n’étant que rarement exposée à des sons aussi extrêmes. La plupart des espèces d’explosives mesurent quelques centimètres, ce qui explique la hauteur fréquentielle de cette masse sonore. Néanmoins, quelques espèces beaucoup plus grosses se détachent par leurs dominantes plus graves, spécialement Trachycephalus coriaceus(300 Hz), une grosse rainette arboricole dont on pense qu’elle joue un rôle assez important dans le déclenchement du phénomène.

 

Quelles sont les hypothèses avancées pour expliquer les reproductions explosives ?

AF : On suppose que l’un des avantages de cette stratégie serait de « noyer » les prédateurs – anguilles, serpents, tortues, arthropodes, mammifères – qui eux aussi se rassemblent devant la profusion de nourriture. En synchronisant ainsi leur reproduction, les amphibiens feraient en sorte qu’une proportion infime d’adultes soit prélevée par les prédateurs et qu’un maximum puisse se reproduire. D’ailleurs, les espèces d’amphibiens qui pratiquent cette stratégie pondent toutes une grande quantité d’œufs, déposés directement dans l’eau de la mare ou sur la végétation la surplombant. Le fait que tous les œufs puis tous les têtards se retrouvent simultanément dans un point d’eau récemment formé, et donc que peu de prédateurs ont eu le temps de coloniser, augmente aussi la probabilité qu’une larve donnée arrive à la métamorphose. Parmi les espèces qui participent à ces bacchanales, certaines sont terrestres, évoluant le reste du temps dans la litière de la forêt ; les autres, arboricoles, ne descendent de la canopée qu’à cette occasion. Ces événements sont si soudains que le signal qui leur permet de se synchroniser doit être univoque et puissant. En ce qui concerne la localisation de la mare, de nombreux travaux ont démontré la tendance des amphibiens à reproduction aquatique à rester fidèles aux sites qui les ont vus naître ainsi qu’aux sites de leurs dernières reproductions. On suppose qu’ils pourraient être capables de détecter l’accumulation d’eau stagnante. L’augmentation brutale de la pluviométrie, au début de la saison des pluies constitue très probablement le signal pour la plupart des espèces, ce qui provoquerait une première phase de rassemblement autour des mares. Cependant, ce qui caractérise le moment à partir duquel les individus de plus de dix espèces différentes se rassemblent de manière synchrone reste indéterminé. Le signal est en fait très certainement multimodal, et il pourrait être, au moins en partie, acoustique : des espèces agiraient comme déclencheurs pour attirer les autres. Certains tritons utilisent le signal émis par les rainettes pour se diriger vers des sites de reproduction potentiels. C’est cette dernière hypothèse que l’on cherche à tester.

 

 

“Des espèces agiraient
comme déclencheurs
pour attirer les autres”

 

 

Dans cette enquête, comment les dimensions artistique et scientifique se rejoignent-elles dans une méthodologie commune ?

AF : Il y a plein d’inconnues, et on manque de recul sur l’efficacité des méthodes. Nous allons diffuser différents signaux acoustiques susceptibles d’attirer les individus. Des systèmes de diffusion seront implantés aux abords de trois mares où se déroulent les reproductions explosives tous les ans. Des seaux enterrés permettront de piéger brièvement les animaux éventuellement attirés par le signal sonore. Les signaux diffusés alterneront, en fonction des sites, entre bruit rose2et enregistrements d’espèces dont le chant pourrait être interprété par les autres espèces comme l’indication d’une opportunité pour se reproduire. Ces diffusions sonores sont préparées par Thomas qui va utiliser des enregistrements que j’ai d’individus de diverses espèces, pour recréer un chœur.

TT : Sur le terrain, on s’accorde de l’espace pour nos travaux respectifs. Quand il s’agit de mettre en place le protocole scientifique, je me mets au service d’Antoine, et quand je sors les micros et commence à travailler ; il sait que c’est un temps où il doit s’effacer. La prise de son reste une activité très solitaire… Pour ce qui est de notre protocole, il s’agit d’un échange d’idées constant. Nous réfléchissons et nous posons des questions ensemble. Mon travail de captation et mon appréhension du terrain sont de fait très influencés par les problématiques scientifiques.

 

Thomas, vous dites que, pour vous, il ne s’agit pas de simplement « capter » le son, mais de placer le microphone au même rang que l’instrument de musique…

TT : Évidemment, l’instrument de musique est générateur de son alors que le microphone n’est qu’un transducteur. Mais l’idée est de le sortir de son statut d’outil de communication, ce qu’il est au départ, et d’essayer de lui donner une véritable existence dans le champ artistique. Sur le terrain, cela signifie que je considère le microphone comme « actionné », situé comme un point d’interprétation, de traduction. Cela conduit parfois à faire des prises de son totalement aberrantes pour un preneur de son de cinéma ou de documentaire. Il s’agit d’écrire avec le son du lieu, en étant bien conscient de ne jamais pouvoir être maître du contexte.

 

Concrètement, qu’est-ce que cela implique dans la manière d’enregistrer les sons sur le terrain ?

TT : J’essaie, entre autres choses, de casser ce qu’on appelle la « distance critique ». En prise de son, elle désigne le point d’enregistrement où le sujet est compréhensible, agréable, en harmonie avec son contexte, où le propos se fait intelligible, selon des critères bien évidemment purement humains. Je cherche au contraire à travailler soit dans le champ diffus (très loin de la source sonore), ou en m’en approchant à l’extrême. Cela permet, en l’occurrence, de créer un rapport à l’animal qui n’est pas du tout celui qu’on a en tant qu’être humain lorsqu’on l’entend. Bouleverser ces rapports acoustiques est une manière pour moi de créer une forme de décentrement.

 

Quelle est la nature du décentrement dans l’écoute que vos pièces sonores cherchent à traduire ? Quels modes de rapport aux autres vivants cherchez-vous à explorer ?

TT : La forêt tropicale est un lieu d’inversion des rapports acoustiques entre les humains et les non-humains. Ici [dans un jardin, en France, ndlr] on est entouré d’animaux, mais dans l’environnement sonore, c’est l’humain qui domine. En forêt tropicale, dans le réseau acoustique du vivant, je n’ai pas plus d’importance qu’un animal ou une plante. C’est ce que j’essaie de traduire dans l’écoute. Comment, en tant que vivant au milieu des vivants, je perçois ce qui m’entoure et comment j’essaie de le comprendre. C’est pourquoi sur le terrain, je n’arrive jamais en appuyant directement sur REC. Le magnétophone reste dans le sac, et je commence par écouter. J’aime bien m’abandonner à l’écoute. Je fais une première phase d’approche du lieu en essayant de comprendre, en y revenant à plusieurs moments de la journée, puis je refais la même chose avec les micros. Je fais ensuite des expériences, je place des micros, et j’avance comme ça, petit à petit… Le terrain guide mon approche. J’essaie de penser — mais je crois que ça n’est pas forcé — que je ne suis pas en train d’enregistrer « la nature ». Je suis en train d’enregistrer des éléments du vivant dont je fais partie. Ça ne me dérange pas, sur certaines pièces, qu’on entende mon souffle ou même certaines manipulations de microphones. Je suis d’ailleurs en train de terminer une série de pièces dans lesquelles j’ai inclus l’agonie de mes microphones due à la saturation de l’air en humidité.

 

Vos pièces sonores se situent à l’interface entre ce que vous appellez organique / électronique, nature / culture, et le son organique n’y est pas un simple matériau ou support…

TT : Ne pas faire du son capté un simple matériau est une préoccupation forte. C’est vraiment l’idée de la phonographie – une captation in situ sur laquelle rien n’est retouché. Dans Codex Amphibia, les enregistrements de terrain sont de strictes phonographies. Cela ne veut pas dire que je m’interdis systématiquement de couper, monter ou transformer mes enregistrements pour d’autres travaux. L’environnement n’est pas une boîte dans laquelle je vais piocher pour assembler des choses en studio, c’est la rencontre entre l’acte d’enregistrer et la complexité de l’environnement qui m’intéresse.

 

Comment se passe la composition en studio après le terrain ?

TT : Pour Codex Amphibia, je pars d’une démarche très analytique lorsque je sélectionne les phonographies parmi le volume d’enregistrements accumulés sur le terrain, en respectant la chronologie du phénomène (de la pré à la post-explosion). Je sais quels animaux chantent parce que je l’ai appris avec Antoine, donc j’identifie les espèces. J’utilise ensuite des tableaux Excel qu’il m’a donné, comportant les données de fréquences dominantes de chacune, pour enregistrer et jouer des ondes sinusoïdales correspondant à ces fréquences. Les ondes sinusoïdales sont des sons électroniques simples, complètement artificiels, qui sont à l’origine des sons de laboratoire. Je me retrouve donc avec des fréquences en lien avec chaque phonographie, et à partir de là, je compose. Le jeu entre les ondes électroniques et les prises de son de terrain m’intéresse beaucoup. Ces compositions restent cependant assez ouvertes, il est important pour moi de pouvoir les recontextualiser en concert, de les jouer en fonction des paramètres acoustiques du lieu, des haut-parleurs, des corps dans la pièce…

 

On a parfois l’impression, dans les projets arts/sciences, d’une forme d’esthétisation des sciences qui permettrait de les rendre plus accessibles… Comment vous situez-vous par rapport à cette formulation ? À l’inverse, qu’est-ce que ce frottement avec un protocole expérimental scientifique fait à la pratique artistique ?

AF : Il s’avère que dans le cas des reproductions explosives, tout est déjà là. C’est un phénomène esthétique, visuellement et acoustiquement, et relativement simple à expliquer. J’ai un peu plus de mal, par exemple, à faire comprendre l’utilisation des données génétiques pour estimer la diversité des amphibiens en Amazonie. Cela demande plus de pirouettes. Néanmoins, sans cette recherche commune avec Thomas, je ne serais pas ici [au Confort Moderne, salle de concerts et résidence d’artistes, où Codex Amphibia a été présenté par Jazz à Poitiers, ndlr].

 

TT : Lors de mes premières rencontres avec Antoine ou avec d’autres chercheurs que j’ai pu croiser en Guyane, je me suis rendu compte que même si je n’ai pas la même écoute, je partage avec eux l’engagement dans des pratiques de terrain et le recours à des protocoles. Dans l’histoire de la musique électro-acoustique, la pratique de la prise de son a beaucoup consisté à créer des archives sonores dans lesquelles aller puiser pour créer de la musique, dans un rapport strictement esthétique au son. Je n’ai jamais travaillé comme ça, j’ai besoin d’avoir un espace contraint, un postulat de travail pour attaquer la composition. Ce postulat théorique vient aussi de lectures en sciences humaines et en anthropologie qui ont confirmé mon intuition de l’inadéquation des catégories de nature et de culture pour restituer notre expérience de l’environnement. Ma pratique cherche à poser et à proposer un autre point de vue sur les environnements sonores non humains, un point de vue et d’écoute sans doute moins anthropocentré.

 

Est-ce qu’on pourrait imaginer que des problématiques artistiques puissent nourrir la formulation d’hypothèses scientifiques sur les explosives ?

TT : Je reste très mesuré sur cette idée. Dans Codex Amphibia, la problématique artistique aborde plus la perception du phénomène par les hommes que l’organisation acoustique du rassemblement lui-même. L’idée de l’artiste qui ouvrirait des champs, voir découvrirait pour le scientifique, est un fantasme souvent adossé aux projets dits art/science, avec lequel il convient d’être prudent. Je pense qu’il y a un danger à ce que les artistes se prennent pour ce qu’ils ne sont pas. Ce qui est sûr, c’est que plus nous passons de temps sur le terrain, plus des idées de protocoles et de nouvelles problématiques de recherche germent. Pour les explosives, plus nous avançons et plus cela pose de nouvelles questions passionnantes. Le but de ce genre de projet reste à mon sens de joindre les forces pour aborder nos champs d’étude respectifs autrement.

 

AF : Oui, les échanges, quels qu’ils soient, sont toujours source de questionnements et d’idées. Ceci dit, avec Thomas j’ai l’impression que c’est plus notre curiosité et la fascination qu’on éprouve pour ce phénomène ainsi que notre ignorance en ce qui concerne son fonctionnement qui nourrissent nos approches respectives. Étudier le rôle du signal acoustique dans les reproductions explosives des amphibiens n’est pas une thématique habituelle pour moi et je ne serais sans doute pas allé sur ce terrain-là sans collaborateurs.        

 

 

(1) Héritière de la musique concrète, cette pratique musicale contemporaine est parfois décrite comme la version sonore de la photographie.
(2) Le bruitrose est un bruit électronique normalisé qui possède la même énergie dans les bandes d’octave de 125 à 4000 Hz, son spectre décroit de fait avec les fréquences, s’approchant au mieux du son d’un torrent où d’une cascade.

 

Crédit image : Antoine Fouquet, Trachycephalus Coriaceus

 

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