PROJET NOMMÉ POUR LE PRIX COAL 2020

Lia Giraud est née en 1985 à Paris, France. Elle vit et travaille à Paris, France.   

Lia Giraud est artiste et docteure en Arts Visuels, formée à l’image documentaire. Depuis plus de dix ans, ses installations interrogent nos conceptions et relations au vivant, dans un contexte actuel marqué par les sciences et techniques. En faisant des phénomènes biologiques les matériaux sensibles et opératoires de ses œuvres, elle met en évidence les états de rupture qui agitent notre expérience du « milieu ». Engagée dans la création de « nouvelles écologies », ses œuvres initient des écosystèmes de recherche interdisciplinaire à la frontière des sciences et de la sociologie, impliquant des chercheurs en sciences de la nature, des penseurs, des artistes, des communautés citoyennes. Son travail a fait l’objet de nombreuses expositions en France, aux Centre Pompidou, Centquatre-Paris et Le Cube à Paris, Le Bel Ordinaire (Pau), et à l’étranger : Festival Images de Vevey (Suisse), Parc naturel de l’Our (Luxembourg), Dutch Design Week (Pays-Bas) et d’interventions pédagogiques auprès du grand public.

Depuis 2018, Lia Giraud explore avec Écoumène l’habitabilité des territoires reconfigurés par les activités humaines : la gentrification parisienne portant atteinte à la diversité culturelle, ou encore la disparition d’une forêt malgache mettant en péril des existences. Partout, la raréfaction des formes de vie incite à penser l’appauvrissement des liens et relations qu’elles initient à de multiples niveaux. Cette disparition concrète a sur nous des répercussions sensibles et culturelles qu’il s’agit de comprendre et révéler.

Ce troisième volet d’Écoumène s’implante sur un territoire pollué du Mexique, une « zone morte » de 15 km, le long du fleuve El Salto, irrigué par les rejets chimiques de quelque 400 entreprises industrielles. Les impacts sanitaires sur la population et la biodiversité environnante sont extrêmement lourds. Nourri par des recherches scientifiques sur les facultés purificatrices de certaines micro-algues en milieu aquatique pollué, ce projet envisage la résurgence du vivant comme solution concrète à l’assainissement des eaux, mais aussi comme support créatif, permettant de relier des existences abimées.

L’artiste a en effet mis au point un procédé d’image vivante appelé l’algægraphie. Les micro-algues photosensibles « développent » littéralement l’image à laquelle elles sont exposées et lui confèrent des comportements organiques faisant écho au récit de chaque territoire. Symbole de sensibilité environnementale et d’universalité, biomatériau prisé des technosciences, les micro-algues sont ici les révélateurs écologiques invisibles de nos actions et de leur devenir.

Lia Giraud réalisera une série d’images vivantes, supports d’un dialogue pour explorer la notion de résilience, tant biologique, sociale que symbolique, dans un contexte de catastrophe écologique. 

 

Décrivez-nous votre environnement actuel, comment vivez-vous cette ère de covid-19 ? Comment cette situation influence-t-elle votre démarche artistique ?

Étant confinée chez moi à Paris, cette période est un peu familière mais surtout inédite ! Beaucoup de nouvelles choses s’expriment, s’observent et m’interrogent. Pour une artiste travaillant avec le vivant, c’est comme un scénario qui s’écrit au quotidien. J’aime rêver qu’une issue écologique est possible lorsque la nature reprend ses droits dans nos espaces urbains désertés. Je suis fascinée par la circulation du virus qui révèle les multiples liens qui unissent humains et non-humains. Je me questionne sur cette force invisible capable de fragiliser le système capitaliste mais aussi sur notre réaction de protection et de distanciation face à une mort potentielle. J’observe aussi notre adaptation à un monde virtuel et notre désir paradoxal de nous reconnecter aux formes de vies primaires qui peuplent nos cuisines et nos jardins. Mise en dormance, j’expérimente comme d’autres, une forme de vie minimale en tentant d’y déceler l’essentiel. Cette crise met également en avant de belles énergies : une capacité à nous réinventer et à proposer un monde différent, plus social j’espère. Il est encore trop tôt pour faire le tri ou savoir ce qui résistera au temps, mais cette période n’en reste pas moins prolifique et surprenante : vivante !

Quel est votre premier rapport sensible avec le vivant ?

Il s’agirait plutôt d’une sensibilité ontologique du vivant. Je la retrouve d’ailleurs, dans cette période de confinement : changer et provoquer le changement, échapper à la stabilité et au contrôle, être fragile et pour cette raison précieuse, entrer en relation… C’est cette capacité infinie à « mettre en mouvement » (e-motio en latin) qui est littéralement l’objet de mon émotion et qui, depuis toujours, me lie au vivant. Ce sont ces mêmes processus sensibles qui travaillent chacune de mes installations. Le monde que nous habitons semble régi par l’immuabilité, le contrôle, l’individualisme, l’infaillibilité. Révéler un autre système de valeurs, celui qui nous constitue au titre de vivant, me semble urgent. Dans mon travail, je m’intéresse plutôt à des formes de vies négligées, dont la taille ou la temporalité semblent échapper à nos perceptions. Cette vie que nous avons oubliée. Par elle, je cherche à mettre en évidence les comportements primaires de cette matière dont nous sommes aussi constitués : des sensibilités à l’environnement, des dynamiques d’adaptation, des phénomènes d’élaboration collective ou de lutte, des spécificités individuelles, etc… Ce sont ces réalités dissimulées, révélées dans mes œuvres, qui m’animent et me permettent d’imaginer différemment le monde qui vient.

Qu’est ce qui a inspiré votre projet ? Comment est né votre intérêt pour le sujet ?

Ecoumène relie mon engagement documentaire, lié à ma pratique de l’image photographique et vidéo, et une pratique plus récente de l’installation vivante par laquelle j’ai cherché de nouvelles écritures formelles et des méthodes de recherche collectives et interdisciplinaires. Ce retour à l’enquête est un moyen de renouer avec les sujets qui m’importent et de m’y impliquer concrètement. L’engagement environnemental poursuit aussi un long travail de recherche, plus théorique, autour de la notion de « milieu ». Ce « milieu » est la relation écologique, technique et symbolique que nous entretenons avec ce qui nous entoure. Ces trois aspects sont conjointement liés et indispensables à notre élaboration (individuation). Si un déséquilibre survient dans cette équation, les autres termes sont par extension impactés. En ce sens, la crise écologique ne peut se limiter à des symptômes. Ces résultats réduisent notre compréhension de la situation à un maigre aspect du problème. Pour la comprendre, c’est un tissu relationnel qu’il faut observer. La disparition des forêts malgaches révolte, mais quelle est la responsabilité coloniale dans le commerce du bois, qui a transformé en profondeur l’organisation de la société, des savoir-faire, des territoires ? Comment cette économie impacte-t-elle des croyances traditionnelles liées à ces espaces ? En partant des spécificités de chaque récit individuel, de chaque lieu, le projet Ecoumène affronte cette complexité. Il tente d’apporter un nouveau regard sur la formation de ces nœuds et leurs répercutions actuelles. Plonger au cœur de ces situations en fabrication, envisager ensemble des réalités pratiques et émotionnelles, permet peut-être de dégager de nouvelles pistes de compréhension et de réponses plus globales.

Comment est née la technique de l’algægraphie et en quoi consiste-elle concrètement ?

Tout est né d’une réflexion sur l’image, sur la manière dont on se représente le monde. La photographie fige, immortalise et cadre. Elle me touche pour son emprise au réel, son phénomène d’émergence chimique, l’expérience du temps qu’elle traverse ou les relations qu’elle tisse au-delà de son cadre. Il fallait que cette image devienne vivante, qu’elle délaisse les illusions pour s’affirmer comme un observatoire des dynamiques et processus dans lesquels nos existences s’inscrivent. Ce procédé est ma première collaboration scientifique, l’histoire d’une rencontre avec Claude Yéprémian et l’équipe « Cyanobactéries, Cyanotoxines et Environnement » (Muséum National d’Histoire Naturelle). Le grain de l’image est constitué d’une multitude de microorganismes photosensibles. Les cellules s’organisent et se développent selon les différentes lumières d’un négatif, une image que je crée puis projette à la surface de la culture. L’agrégation des cellules, plus ou moins forte, révèle les différentes densités vertes de l’algægraphie. Vivante, l’image est liée à son environnement qui lui permet de se développer, de se transformer ou de disparaitre. Elle est au sens propre et figuré un « milieu » et en dévoile toute la complexité. Le choix de ces micro-algues est aussi hautement symbolique : premiers capteurs de lumière, elles questionnent nos perceptions humaines et nous invitent à envisager d’autres sensibilités au monde. Marqueurs de pollution et solution aux déséquilibres environnementaux, leur adaptation et assimilation attestent de notre connexité à l’environnement. Présentes dans l’eau et dans les airs, elles circulent à l’échelle mondiale, liant des espaces reculés aux lieux d’exercices des technosciences. Autant d’aspects qui, à une autre échelle, font écho aux réalités de chaque Écoumène proposé. 

Comment définiriez-vous votre pratique du portrait et du paysage photographique ?

Conjointe. Portrait et paysage coexistent dans mon approche documentaire autant que dans la mésologie, où chaque individu est associé à son milieu. Dès lors, le portrait est un état émotionnel dévoilant son contexte ; le paysage est une incarnation des subjectivités, des empreintes individuelles. Chaque composition algægraphique d’Écoumène cherche à restituer la relation qui uni l’individu à l’espace qu’il habite. Elle résulte d’un ensemble de « prélèvements » réalisés in situ : des photographies, mais aussi des récits personnels, des marches, des rencontres. La forme qui en résulte est un mélange de ces expériences physiques et psychiques. Pendant le confinement, j’ai découvert la pensée de Glenn Albrecht et sa notion de « solastalgie » qui résonne fortement avec ce travail. Ce terme décrit un état d’anxiété, de peine ou d’impuissance ressenti par des habitants privés du réconfort de se sentir « chez soi », face à la dégradation environnementale de leurs lieux de vie. Chaque portrait-paysage d’Ecoumène explore précisément cette notion d’habitabilité, rendue précaire par la gentrification, la déforestation ou la pollution fluviale. Malgré des territoires différents, la transformation du lieu aimé est toujours vécue comme une blessure quasi-physique pour ses habitants : la coupe d’un arbre à Vohibola est une forme d’amputation. Le futur Écoumène sur El Salto (Mexique) part du postulat que réinsuffler la vie dans un lieu, agir pour préserver sa pluralité humaine et non-humaine, sont des gestes qui préservent l’environnement autant qu’ils soignent en profondeur des existences humaines abimées. Plus que jamais, ce projet croise les pratiques du portrait et du paysage, en les emmenant bien au-delà d’une conception classique. L’algægraphie et les micro-algues dépolluantes qui la compose, deviennent le support biologique et symbolique d’un nouvel habitat à cultiver sur cette « zone morte ».

Quel est votre engagement environnemental en tant qu’artiste et citoyenne ?

Ce sont des choix et gestes qui rythment mon quotidien, mais c’est surtout la place particulière que je donne au vivant dans ma vie et ma pratique : il n’est pas seulement un sujet extérieur, mais une réalité concrète avec laquelle je vis, je collabore, que j’éprouve autant qu’elle m’éprouve. C’est dans cette relation que se forge ma conscience et mon engagement environnemental. C’est aussi celui que je tente de transmettre en tant qu’artiste. Assumer les modalités d’expression du vivant dans notre monde aseptique et toujours plus virtualisé, n’est pas simple : elle est en soi une prise de position politique. À la mesure d’une exposition, la présence d’une œuvre vivante remet en cause des finalités économiques, évince la notion de résultat, perturbe les cadres, parfois rigides, des dispositifs institutionnels et exige de nouvelles formes de responsabilités émotionnelles, reposant sur l’attention et le soin.

La création de contextes de recherche collectifs et un autre moyen de militer pour la construction de visions plurielles. Il me semble que l’artiste a un rôle clé à jouer dans la circulation et la connexion entre des disciplines, des modes de pensées et des contextes trop souvent isolés. Travailler avec des ingénieurs et scientifiques, en leur permettant d’entrevoir un aspect plus émotionnel du vivant est une façon d’influer la forme des technologies futures. Par sa diffusion, Ecoumène V.2. a facilité la rencontre entre les militants de Vohibola et la nouvelle ministre malgache chargée de l’écologie. Initier et fluidifier le contact est un autre moyen d’accélérer des répercutions concrètes. Ces approches contribuent, il me semble, à forger de nouvelles écologies qui seront nécessaire pour mieux penser demain. 

Comment imaginez-vous le monde qui vient ?

A court terme, il sera à l’image de la crise actuelle et de celles passées : fait de grands défis écologiques que les humains devront relever collectivement. Par écologie, j’entends sa plus large acceptation étymologique qui est celle des habitats (eco). Les limites que nous atteignons touchent en effet nos façons d’habiter ensemble biologiquement, socialement, économiquement, symboliquement etc. Lorsqu’un industriel produit une nourriture qu’ils ne donnerait pas à son enfant, habite-t-il collectivement ce monde ? Pour la suite, je partage la pensée de Bruno Latour pour qui le danger reste encore que « tout redevienne comme avant » ; qu’on initie une révolution (rouler en arrière) plutôt qu’une R-évolution. Pour être mis en mouvement de façon positive, le monde qui vient devra donc, il me semble, envisager comme essentielles les logiques du vivant et celles des émotions.

 

Image à la une : © Lia Giraud, Ecoumène V.2, détail algaegraphique